« Le Parisien aime la Seine, comme le Vénitien aime l’Adriatique. L’enfant de Paris, s’il le pouvait, ferait de son fleuve une mer » Dès leur plus jeune âge, le premier plaisir des enfants de la Seine est de s’essayer à nager. Bien avant d’autres activités physiques de l’époque comme l’escrime, la gymnastique et l’équitation, la natation prend une place importante dans leur éducation. Jusqu’à la fin du 18ème siècle, l’enseignement de la nage n’est soumis à aucune règle et aucune discipline. Mr Gérard Deligny, un maître de nage propriétaire d’un établissement sur les bords de la Seine, a le premier l’idée de fonder une école de natation. Paris devient la première ville en France et dans le monde a ce doter d’un établissement où l’art de la natation est enseigné avec un « corps d’instituteurs et de principes. »

Au tout début du 19ème siècle, Paris compte deux écoles de natation placées aux deux extrémisées du fleuve. La première, la plus ancienne, est située en aval de la Seine, à l’extrémité du quai d’Orsay, près du pont de la concorde. Elle est tenue par Mr Deligny, l’inventeur. Cet établissement est fréquenté par les nageurs du grand monde. Sous le consulat et l’Empire, la natation est un exercice des plus à la mode. Paris a son « gentleman poisson » et deux corporations, sans aucunes rivalité, voient le jour : les caleçons bleus et les caleçons rouge. « Les caleçons bleus étaient en natation ce que les cordons bleus sont en cuisine ». Celui qui porte cette distinction se doit de le justifier et sa nage doit être irréprochable, voir même remarquable. Dès qu’un caleçon bleu ou rouge nage, tous les baigneurs accourent sur les rives pour le contempler. « L’aristocratie des caleçons était toute intellectuelle ». La seconde, plus en amont est située quai de Béthune, à la pointe est de l’île St Louis. Elle est tenue par Mr Petit et possède une clientèle d’étudiants qui vient du quartier latin.

Ces deux établissements sont composés d’un espace renfermé par quatre galeries disposées en forme de rectangle. Les nageurs peuvent s’adonner à leur plaisir dans un espace banalisé et clos. Mais le moment tant attendu de la journée par les meilleurs élèves de l’école de natation est celui de la Pleine Eau.
La Pleine Eau est le dernier enseignement de la natation, c’est l’essai que l’élève veut réaliser pour tester ses forces et ces compétences dans l’eau en dehors de l’enceinte de l’établissement. La Pleine Eau sort de l’école et prend place sur un bateau, qui arbore le pavillon national. L’équipage du bateau est composé d’un rameur et d’un maître de nage responsable de cette sortie. Il doit s’assurer que les candidats à la Pleine Eau présents n’en sont pas à leur premier coup d’essai. Auquel cas, ils seront obligés de nager près du bateau et ne pas s’en éloigner. Pour les autres, ils pourront voguer librement. Les nageurs, enveloppés dans leur peignoir, prennent place le plus aisément possible à bord de l’embarcation avant de remonter la Seine. Pour l’école de Mr Deligny, la Pleine Eau remonte de la pointe extrême du quai d’Orsay jusqu’au Pont Royal. Pour celle de Mr Petit elle remonte de l’école jusque sous les arches du pont d’Austerlitz, au-delà de la gare. Elles correspondent toutes les deux à une distance d’environ 1500 mètres.

Pendant le trajet, les nageurs discutent en fumant le cigare et se remémorent les exploits de l’école. Parmi les souvenirs de Pleine eau, il y a ceux du temps des caleçons bleus et des caleçons rouges. Les nageurs montaient en fiacre à la sortie de l’école pour se rendre à Passy (16ème arrondissement de Paris depuis 1860). Là, ils nageaient environ 10 kilomètres jusqu’à Saint Cloud et les meilleurs nageurs ne remontaient pas dans le bateau avant d’être arrivé jusqu’au bout. Progressivement, le bateau de la Pleine Eau arrive sous le pont et se met en travers pour se laisser dériver. Les nageurs, fiers, jettent un regard satisfait aux curieux amassés sur le parapet puis plongent à l’eau « avec toute la grâce possible ». Là, ils pratiquent les différents styles de nage qu’ils ont appris lors de leur éducation. Ils font la « marinière », la « coupe » ou la « planche » tout en rêvant de la conquête d’une belle dame qui les regardent d’en haut. Ils en oublient que ces curieux accordent le même regard à un chat ou un chien qui se noie. Mais le bateau s’éloigne et il faut penser à nager pour le rejoindre. Le maître de nage est là pour rappeler les nageurs qui tardent trop. Pour les meilleurs nageurs, la Pleine Eau ressemble à une petite balade alors que pour les écoliers qui découvrent il s’agit d’une incroyable excursion. Tout au long du parcours, les nageurs croisent des charognes flottantes et autres désagréments semblables, il s’agit là des petits inconvénients de la Pleine Eau. Enfin, les nageurs arrivent à hauteur de l’école et remontent à bord du bateau qui les conduits à l’établissement. Là, au restaurant ou au café, en fumant un cigare, ils se remémorent leur descente.

Les deux écoles vivaient sans concurrences, chacune avait son public. Malheureusement, vers la moitié du 19ème siècle, le monde parisien, si nageur, montre progressivement de l’indifférence à son fleuve et la seine est délaissée. Le succès de fréquentation des écoles de natation va en diminuant et la Pleine Eau disparaît. Malgré tout d’autres exploits de Pleine Eau sont réalisés dans la Seine par des nageurs comme ce passionné de natation de 22ans, Mr Paillard. En juillet 1859, il établit un record de natation en traversant la Seine de Paris à Asnières. Il effectue environ 24 km en sept heures. (Source, « La Presse » de 1900)
